Le Losange, 60 ans de cinéma

Traversant les décennies, de la Nouvelle Vague française au Dogme95 danois en passant par le Nouveau Cinéma allemand, Les Films du Losange est la plus ancienne société de cinéma indépendant actuellement en activité en France. Retour sur une aventure de cinéma hors normes : celle d’une maison fondée par des cinéastes, fidèle alliée d’artistes majeurs et en perpétuelle expansion, de la production à la distribution puis aux ventes internationales, détentrice de 3 Palmes d’Or, 1 Oscar, 9 César et une soixantaine de prix nationaux et internationaux. Reprise il y a deux ans par Charles Gillibert et Alexis Dantec, la société continue de faire rayonner un catalogue de plus de 300 oeuvres et d’écrire son avenir en accueillant jeunes découvertes et signatures prestigieuses.

Les Films du Losange est enfant de la cinéphilie et de la critique de cinéma. Sa création émane de rencontres qui se nouent à la fin des années 1950 sur les rangs de la Cinémathèque de la rue d’Ulm et dans les locaux des Cahiers du Cinéma, au 146, Champs-Elysées. Le grand cinéphile et littéraire qu’est Eric Rohmer y croise les Jeunes Turcs de la Nouvelle Vague (Godard, Truffaut, Rivette et Chabrol notamment) ainsi que Jean Douchet, qui sera son fidèle bras droit durant ses années comme rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma, de 1957 à 1963. Les locaux de la revue sont un espace volontiers ouvert aux lecteurs et aux cinéphiles qui viennent échanger avec les plumes qu’ils estiment, de manière informelle, et qui font progressivement cercle autour de la revue. « Douchet captivait les jeunes cinéphiles ; Rohmer les écoutait et les mettait au travail », raconte Barbet Schroeder. Des vocations de cinéastes y prennent de solides racines. Parmi ces visiteurs réguliers, on compte les jeunes Jean Eustache et Barbet Schroeder. Celui-ci s’introduit fin 1961 dans les bureaux de la revue à couverture jaune. « J’ai prétexté rechercher des images dans leur photothèque, se souvient-il. Je suis revenu tous les soirs à 18h, participant aux discussions. J’ai peu écrit, deux ou trois textes, mais j’étais présent et c’est ce qui comptait. »

Persuadé que la mise en scène de cinéma est une affaire si importante qu’on ne peut s’en emparer qu’à une quarantaine d’années (comme pour Nicholas Ray ou Eric Rohmer!), Barbet Schroeder envisage l’assistanat de réalisation – notamment sur Les Carabiniers de Godard- et la production comme moyens de cheminer vers son rêve de cinéma. Avec l’argent issu de la vente d’un tableau expressionniste allemand d’Emil Nolde appartenant à sa mère, le jeune homme alors âgé d’une vingtaine d’années propose à son aîné Eric Rohmer de fonder une société de production. Les Films du Losange est né, et le premier film achevé au début de l’année 1963 est le Conte moral initial de Rohmer, La Boulangère de Monceau, dans lequel le rôle masculin est tenu par… Barbet Schroeder.

« Le cinéma comme on respire »

« La première idée, raconte Barbet Schroeder, était d’appeler notre maison Les Films du Triangle, en référence à la société qu’avait co-fondée Griffith aux Etats-Unis. » Deux triangles assemblés formant un losange, « c’est deux fois plus fort » lui suggère-t-on ! La (toute) petite société s’installe dans l’appartement maternel, 30 rue de Bourgogne, dans le VIIe arrondissement, avec comme bureau… la chambre de la mère de Barbet Schroeder. Typique d’une Nouvelle Vague en prise avec l’environnement direct des créateurs, le deuxième Conte moralde Rohmer, La Carrière de Suzanne, se tourne en grande partie dans la même rue de Bourgogne. La première facture émise par le Losange date du 26 février 1963 : il s’agit de louer une caméra Paillard-Bolex pour vingt-et-un francs la journée ; et le premier contrat du 13 mars 1963, pour la production de La Carrière de Suzanne.

Barbet Schroeder offre des parts de la société à Eric Rohmer, Jean Douchet et Pierre Cottrell, qu’il nomme gérant, et décide que la structure doit être le fer de lance de la Nouvelle Vague, au moment où ce mouvement est contesté et reflue dans les salles. Le manifeste en est Paris vu par… (1964), un film en six fragments, chacun confié à un cinéaste de cette école, Eric Rohmer, Jean-Luc Godard, Claude Chabrol, Jean Rouch, Jean-Daniel Pollet et Jean Douchet. Six courts métrages dans six quartiers de Paris différents, suivant une « nouvelle esthétique du réalisme », en décors naturels filmés en 16mm couleur et avec de nouveaux micros qui permettent une première prise de son direct. La vision commune est celle édictée par Jean Douchet : « toute esthétique est liée à l’économique, qui est affaire de morale. » Barbet Schroeder ajoute : « Esthétiquement, ces courts films proposent des formes nouvelles : c’est le cinéma comme on respire ».

Le Festival de Cannes 1969 est une rampe de lancement majeure à deux titres : pour Barbet Schroeder et pour sa jeune société de production. Tourné entre l’Allemagne, Paris et Ibiza avec l’actrice américaine Mimsy Farmer et une B.O. d’un groupe montant nommé Pink Floyd, son premier film More est sans précédent sur la représentation de la drogue au cinéma. Cristallisant toute une époque au carrefour entre idéaux hippies et désillusions, ce film resté culte fait sensation à la Semaine de la Critique, qui le reprendra sur l’affiche de son 50e anniversaire en 2011. En, Compétition, Eric Rohmer présente Ma Nuit chez Maud, certainement son film le plus célèbre jusqu’à aujourd’hui, dont « l’engagement échappe au quotidien », écrit alors Le Monde. La dimension littéraire du dialogue, la rigueur du style, la pudeur des rapports de séduction déconcertent les festivaliers qui retrouvent Cannes après l’annulation de l’édition précédente et les élans de mai 1968. Barbet Schroeder se souvient de la projection cannoise : « Ils n’aimaient pas du tout, ils s’embêtaient, ils se levaient. C’était un bide comparable à celui de L’Avventurad’Antonioni. J’ai revu le film quelques temps plus tard outre-Atlantique : on y percevait l’humour des dialogues, c’était devenu une comédie américaine ! » Le public français répond lui aussi présent, faisant du film un succès surprise avec 2 millions d’entrées en France, avant une nomination à l’Oscar du meilleur film étranger à Hollywood. En l’espace de quarante-huit heures qui séparent les premières de More et Ma Nuit chez Maud à Cannes, Les Films du Losange a consolidé une solide réputation en France, en Europe et au-delà.

Sur la crête de la Vague

Le succès public de Ma Nuit chez Maud permet d’installer Les Films du Losange dans des bureaux plus spacieux et confortables au 26avenue Pierre Ier de Serbie, à quelques mètres de l’appartement de François Truffaut, à mi-distance entre la Cinémathèque qui a déménagé à Chaillot et les Champs-Elysées qui sont encore le coeur battant de la cinéphilie parisienne. Barbet Schroeder fait venir, dans les bureaux voisins, d’autres producteurs, Stéphane Tchalgadjieff puis Humbert Balsan, tandis qu’au 2e étage officie… un producteur de films pornographiques ! L’actrice Bulle Ogier, qui vit avec Barbet Schroeder au 5e étage, se souvient : « C’était une maison-cinéma avec des films conçus à tous les étages, ça circulait beaucoup. L’immeuble était vide la nuit, donc on faisait des fêtes tout le temps ! » Au 26, Barbet Schroeder et Eric Rohmer ont leurs bureaux respectifs mais, désormais accaparés par leur œuvre, ils laissent les clés du Losange à Pierre Cottrell, qui participe à l’aventure depuis les débuts. Enfin, la société peut payer à plein temps une secrétaire.

L’aventure du Losange prolongera un grand respect mutuel des Jeunes Turcs de la Nouvelle Vague. Non seulement l’équipe de la société croise François Truffaut presque quotidiennement à la pâtisserie bretonne de l’avenue Pierre Ier de Serbie, mais Truffaut est un soutien financier pour la production de Ma Nuit chez Maud, au côté de sept autres coproducteurs. Le script étant refusé à l’Avance sur recettes et par les chaînes de télévision, les associés sont déterminés à ce que le film de Rohmer puisse voir le jour. « Des films que j’ai aidés à se tourner, Ma Nuit chez Maud est le seul à avoir fait des bénéfices ! », écrira plus tard Truffaut. Répondant par une magnifique lettre à un accueil hostile du Masque et la Plume fait à Rohmer, Truffaut défendra avec panache son compagnon de route : « Contrairement à vous et moi, Rohmer a refusé d’aller dans les festivals et il n’a jamais voulu passer à la télévision : c’est un type têtu et intègre, logique et rigoureux, oui, nous devons accepter cette idée parce qu’elle est vraie : le meilleur metteur en scène français est en même temps le plus intelligent et le plus pur. Son succès est d’aussi bon aloi que celui d’Ingmar Bergman, j’espère que vous êtes d’accord là-dessus. »

Autre figure fondatrice de la Nouvelle Vague, Rivette est toujours défendu par Rohmer au Losange malgré la fin houleuse de leur collaboration aux Cahiers du Cinéma. Barbet Schroeder raconte : « Quand un projet de Rivette se présentait, Rohmer insistait toujours pour que nous participions au financement. Car il considérait que Rivette était l’un des représentants les plus emblématiques du cinéma moderne. » Chez Rivette, Rohmer fait même une apparition marquante dans Out 1 (1971), de même que Barbet Schroeder, qu’on retrouve dans Céline et Julie vont en bateau (1974), au côté de Bulle Ogier qui devient leur égérie commune. Le Losange coproduit etdistribue six films de Rivette, de Céline et Julie jusqu’à 36 vues du Pic Saint-Loup en 2009, et entreprend un travail de ressortie de son oeuvre restaurée, avec notamment L’Amour fou (1968), présenté à Cannes en 2023.

Quant à Jean-Luc Godard, il va jusqu’à partager un temps l’adresse de la société, à la suite de Humbert Balsan. Au 26 avenue Pierre Ier de Serbie cohabitent un temps sur l’interphone les noms de Eric Rohmer, Barbet Schroeder, Bulle Ogier, Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville ! Au 3e étage : le bureau personnel de Rohmer ; au 4e : les locaux de la société ; au 5e : Godard et Miéville ; et au 6e : Schroeder et Ogier. Rohmer prend toujours l’escalier, Godard, l’ascenseur. Schroeder et Ogier changent selon leur humeur. Dans les années 1980, cette adresse mythique a presque la dimension d’un lieu de pèlerinage pour des cinéphiles venus de contrées parfois lointaines. Un jour qu’un groupe d’étudiants chinois observent dans le hall de l’immeuble les plaques d’entrées des Films du Losange et de Peripheria, la société de production de Godard, Régine Vial leur montre le bureau de Rohmer, qu’ils photographient dans le moindre recoin. Le Losange distribuera deux films de Godard, For Ever Mozart (1996) et Notre Musique (2004).

Au fil des décennies, la société accueille toute une génération de cinéastes qui s’inscrivent dans une filiation avec la Nouvelle Vague, souvent dénichés par Barbet Schroeder et Eric Rohmer eux-mêmes, tels que Jean-Claude Brisseau, découvert au hasard d’une projection de cinéma amateur à l’Olympic Entrepôt. La légende raconte que Rohmer s’est trompé de salle, et a été touché et impressionné par la force du cinéma naissant de Brisseau, dont il découvre La Vie comme ça. Le Losange produit certains des films les plus forts du cinéaste, tels que Un jeu brutal (1983), De bruit et de fureur (1988) ou Noce blanche (1989) qui attire près de 2 millions de spectateurs.

Au cœur de l’Europe

En 1972, malade, Pierre Cottrell est contraint d’abandonner ses fonctions de gérant des Films du Losange. Eric Rohmer, qui commence bientôt à travailler sur son film « allemand », La Marquise d’O, écrit et parlé dans la langue de Heinrich von Kleist, rencontre Margaret Menegoz. Grâce à son allemand courant, la jeune femme se retrouve propulsée « d’aide à tout-faire » de la petite société à « intendante » de la préparation et du tournage de La Marquise d’O (1975), négociant avec les co-producteurs d’outre-Rhin, accompagnant Rohmer à Berlin rencontrer la nouvelle garde de la prestigieuse Schaubühne : Bruno Ganz, Edith Clever, etc. Admirative de la clarté, de la simplicité et du sens pratique de Rohmer sur cette première collaboration, Margaret Menegoz devient gérante de la société à partir de 1975 et se remémore ainsi ses débuts au côté des deux figures emblématiques de la maison : « Sans avoir beaucoup de points communs en tant que cinéastes, Eric et Barbet étaient les premiers spectateurs des films l’un de l’autre. Je me rappelle la découverte par Rohmer de Maîtresse : Eric était par terre, tant il y avait de choses insupportables à voir pour lui ! Barbet avait une grande admiration pour lui, et les films de Rohmer étaient la priorité pour la société. »

Tandis que Barbet Schroeder part pour les Etats-Unis où il restera installé pour deux décennies, l’enchaînement des productions des films de Rohmer est un axe central du Losange des années 1970 et 1980. Le cinéaste préserve sa liberté de création en limitant les coûts de production, et le succès est souvent au rendez-vous, l’installant comme une figure centrale du cinéma français, avec une aura importante à l’étranger. Françoise Etchegaray devient sa plus proche collaboratrice, supervisant ses tournages à partir du Rayon vert (1986). Les productions de ses films s’enchaînent à un rythme régulier, et le temps d’écriture de cinq à sept mois, basé souvent sur de longs entretiens que Rohmer mène dans son bureau avec ses futurs comédiennes et comédiens (parmi lesquels Fabrice Luchini, Arielle Dombasle ou Pascal Greggory), laisse le temps aux équipes du Losange de s’atteler à d’autres productions.

Germanophone, Margaret Menegoz facilite un axe franco-germaniquedans les productions de la maison, en plein essor du Nouveau Cinéma allemand. Pour la deuxième fois au coeur d’une « nouvelle vague », le Losange devient un point de chute évident pour toute une génération de cinéastes, dont il produit un ou plusieurs films. « Il y avait une volonté farouche des Allemands de se libérer de leur pays et de son lourd passé : Wim Wenders regardait vers l’Amérique, Werner Herzog était épris d’aventures exotiques, Volker Schlöndorff était assistant de Louis Malle et donc naturellement attiré par la France, suivi par sa compagne de l’époque, Margarethe von Trotta. » À ces noms, on peut ajouter Helma Sanders-Brahms et Werner Schroeter. Du plus turbulent et prolifique d’entre eux, Rainer Werner Fassbinder, la société produit Roulette chinoise (1975), avec Anna Karina et Macha Méril. Margaret Menegoz se souvient : « Fassbinder était déjà très éprouvé par ses prises de drogue. Sur le plateau, je le revois torse nu, en gilet de cuir noir, les bras et le torse tatoués. Il fallait faire le noir dans les pièces car la lumière du jour l’agressait ! »

Une oeuvre phare de cette veine allemande du Losange est L’Ami américain (1977), l’un des films les plus célèbres de Wim Wenders, tourné entre Hambourg, Paris et New York, et où le cinéaste fait jouer certains de ses amis réalisateurs : Dennis Hopper, Gérard Blain, Nicholas Ray, Samuel Fuller, Daniel Schmid, Jean Eustache et Peter Lilienthal. Wim Wenders aura toujours sa place aux Films du Losange, qui le retrouve pour Pina en 2011, et entreprend en 2023 un travail sur l’ensemble de son oeuvre, tandis que son nouveau documentaire Anselm est sélectionné au Festival de Cannes.

Nombre de cinéastes francs-tireurs rejoignent le Losange, français ou étrangers : en plus de Jacques Rivette et Jean-Luc Godard, on peut citer Daniel Schmid, Jean-François Stévenin, Marguerite Duras, Frédéric Mitterrand, Jean-Marie Straub & Danièle Huillet ou encore Roger Planchon. L’ouverture du Losange coïncide alors avec les ambitions européennes de la Gaumont, et Daniel Toscan du Plantier, proche de Margaret Menegoz, lui confie la production exécutive de plusieurs projets ambitieux, dont le Danton d’Andrzej Wajda (1983).La productrice est contrainte de rapatrier en France le tournage polonais du film, sur fond de soulèvement de Solidarnosc – comme si une Révolution en télescopait une autre. Le réalisateur et la productrice organisent un dîner avec Lech Wałęsa pour répondre aux interrogations de Gérard Depardieu sur la figure de Danton : « Il se fichait des lectures historiques, il voulait comprendre la nature physique, profonde de son personnage, raconte Margeret Menegoz. Lech Wałęsa est arrivé, épuisé. Wajda a dit à Depardieu : “Tu vois, un révolutionnaire, c’est ça, un homme fatigué qui tient bon.” »

Au tournant des années 1980, le Losange s’impose comme une maison de cinéastes européens de premier ordre, une période particulièrement faste où le 26 avenue Pierre Ier de Serbie voit défiler certaines des figures artistiques les plus importantes de leur temps. Dans les locaux du Losange, l’équipe s’agrandit progressivement, avec notamment l’arrivée en 1977 d’Amira Chemakhi à l’âge de dix-sept ans, qui deviendra cheffe comptable, restera employée pendant plus de quarante-cinq ans, et sera régulièrement figurante chez Rohmer ou Rivette. Dans le bureau personnel d’Eric Rohmer, les rencontres avec de jeunes comédiens – toujours autour d’un thé et de biscuits secs – servent de laboratoire d’écriture pour les irrésistibles Comédies et Proverbes (1981-1987). Parmi eux brille Pascale Ogier, l’inoubliable muse des Nuits de la pleine lune. Fauchée en pleine ascension, la jeune femme décède brutalement en 1984, un mois à peine après son triomphe à la Mostra de Venise, où elle remporte pour le film la Coupe Volpi de la meilleure actrice.

Présente également dans Perceval le Gallois de Rohmer (1979) et Le Pont du Nord de Rivette (1982) au côté de sa mère Bulle, Pascale Ogier demeure jusqu’à aujourd’hui une icône dans le monde entier, et fixe éternellement une créativité débridée et une audace propres à ce mi-temps des années 1980… En 1986, le tournage en large partie improvisé du Rayon vertde Rohmer incite à en proposer une diffusion innovante, avec une avant-première sur la jeune chaîne cryptée Canal+. Le film remporte le Lion d’Or à Venise et attire 500 000 spectateurs en salles. Le Losange fait ainsi la preuve que la télévision n’est pas l’ennemie du cinéma, mais qu’ensemble, spectateurs réunis, cette vision élargie du film permet un magnifique bouche-à-oreille !

Un chemin vers les spectateurs

En 1986, dix ans après son arrivée aux Films du Losange, Margaret Menegoz tient à renforcer l’indépendance de la société. Jusqu’à cette date, les productions de la maison sont programmées en salles par des distributeurs extérieurs. « Il était difficile, en leur rendant visite, de tomber sur des services de programmation qui sortaient un film le même mercredi que nous… Quand vous aviez passé deux ans de votre vie à fabriquer une oeuvre, il était insupportable pour Rohmer et moi d’être un numéro parmi tant d’autres », se souvient la productrice. Denis Chateau, responsable de la programmation chez Gaumont, recommande l’une de ses recrues dont il sait l’admiration sans borne pour Eric Rohmer. Après avoir enseigné le français et réalisé deux films avec ses élèves, Régine Vial avait pris la direction du cinéma Le France de Saint-Étienne. Chez Gaumont, elle était en charge pendant trois ans du développement du Cinéma d’art et d’essai auprès du public scolaire et enfant. Un après-midi de juin 1986, la jeune femme arrive au Losange, pour ne plus en repartir jusqu’à aujourd’hui ! Elle imprime sa marque à un métier de distributrice qu’elle envisage comme proche de celui d’éditrice : il s’agit de transmettre et de faire vivre un film auprès du public, dans un compagnonnage étroit et un rapport de fidélité avec les auteurs. Selon Régine Vial, « on ne travaille pas seulement sur la carrière d’un film, mais sur le nom et l’oeuvre d’un artiste. »

Quel meilleur début dans le métier qu’un film de son cinéaste fétiche, Quatre aventures de Reinette et Mirabelle (1987) ? Au côté d’Eric Rohmer, Régine Vial envisage chaque sortie comme un prototype, trouvant à chaque film son approche spécifique, pour emmener les productions du Losange de la meilleure manière possible vers leur public. Elle s’occupe non seulement du rapport avec les exploitants mais de toute la circulation des copies, de l’envoi du matériel, des rapports avec la presse. Reinette et Mirabelle réunit quatre histoires courtes ? Rohmer tient à le présenter au Festival du court-métrage de Clermont-Ferrand plutôt que de viser les rampes de lancement traditionnelles que sont Berlin, Cannes ou Venise ! Le logo de la société lui paraît manquer d’un habillage sonore ? Le cinéaste vient poser quelques notes sur son clavier portatif, tout près du bureau de la distributrice et à la grande surprise de l’exploitant de l’Utopia Bordeaux que celle-ci a alors au bout du fil ! Le plus étonnant fut certainement la sortie surprise de L’Arbre, le Maire et la Médiathèqueà l’hiver 1993. Un matin, Rohmer entre dans le bureau et lance à Régine : « Nous sortons un film dans deux semaines ! ». Il l’a tourné en secret à la campagne et dans le château d’un ami, avec ses comédiens fidèles et tient à le sortir avant les élections législatives de mars. Lorsque la distributrice s’enquiert du matériel promotionnel, le réalisateur montre qu’il tient dans sa main droite l’affiche qu’il a conçue lui-même, dans sa main gauche le fichier de la bande-annonce, et lui demande simplement deux salles parisiennes qui puissent garder son film à l’affiche avec un engagement de six mois. Que faire avec la presse, lui demande-t-elle ? « Les journalistes viendront voir le film le mercredi de sa sortie à 14h, avec les spectateurs ! » Ils sont bel et bien au rendez-vous, le 10 février, au Balzac et au St-Germain-des-Prés, où le film démarre sa belle et longue carrière en salles.

Le nombre de films produits par le Losange reste assez stable (un ou deux maximum par an), preuve d’une société soucieuse d’être au plus près de chaque détail, mais le volume des œuvres distribuées augmente avec les capacités d’accompagnement de la maison, d’une bienveillance efficace et légendaire. Tout en restant modeste et à taille humaine, le Losange devient l’une des plus prestigieuses sociétés de cinéma en Europe. Autant les Films du Carrosse, constitués autour de François Truffaut en 1957, sont restés concentrés jusqu’au bout autour de l’auteur de Jules et Jim ou du Dernier métro, autant Les Films du Losange, nés suivant ce même modèle d’auto-production, ont tenu à l’élargissement de leur assise et de leur influence, et l’ont réussi. En 1991, la société s’agrandit et déménage dans l’immeuble du 22 avenue Pierre Ier de Serbie. De nouvelles fidélités se nouent au cours des années 1990, notamment avec Pierre Salvadori et ses Apprentis, 600 000 entrées en 1995.

Arrive également Lars von Trier, avec le choc Breaking the Waves, Grand Prix au Festival de Cannes en 1996 et César du meilleur film étranger en 1997. Pour la troisième fois de son histoire, après la Nouvelle Vague des années 1960 et le Nouveau Cinéma Allemand des années 1970, le Losange est partie prenante d’un grand mouvement cinématographique, une tentative très radicale de renouvellement. Lancé par Lars von Trier et Thomas Vinterberg, le Dogme95, dans un souci d’art pauvre et engagé, a édicté quelques préceptes tout à la fois techniques, économiques, esthétiques, donc moraux, qui ont marqué leur temps. Au Festival de Cannes 1998, deux films danois distribués par le Losange incarnent cette soif de retour aux origines austères du cinéma, envisagé comme un art-coup de poing : Festen de Thomas Vinterberg, Prix du Jury, et Les Idiots de Lars von Trier. Deux ans plus tard, ce dernier remporte la Palme d’Or avec Dancer in the dark. L’attachement du Losange au cinéaste se prolonge avec une fidélité sans faille jusqu’à aujourd’hui, à travers l’acquisition des droits français de l’intégralité de son oeuvre, qui ressort en versions restaurées à l’été 2023.

Transmettre

Après l’ouverture de sa branche distribution en 1986, Les Films du Losange continue de vouloir s’adresser le plus directement possible au public, y compris à l’international. Dès les années 1980, les films de Rohmer suscitent une telle fidélité de certains acheteurs étrangers qu’une famille de distributeurs se crée autour de lui, animée par le Losange qui invite ses homologues à venir découvrir chaque nouvel opus à Paris : Sony Pictures Classics aux Etats-Unis, Cinéart en Belgique, Artificial Eye au Royaume-Uni, Bim Distribuzione en Italie, etc. L’expérience de la sortie des films en France permet à l’équipe du Losange d’en parler aux confrères, avec le soutien fidèle du vendeur Alain Vannier. En 1999, la société reprend les mandats de ventes internationales de son catalogue, contrôlant ainsi la distribution dans le monde entier des ses productions et de bien d’autres titres pour lesquels elle est mandatée. Le poste de Directrice des ventes internationales, occupée aujourd’hui par Alice Lesort, est alors confié à Daniela Elstner, devenue depuis Directrice Générale d’Unifrance.

Ce tournant permet au Losange de rayonner plus en profondeur dans le monde, par exemple grâce à un cinéaste comme Michael Haneke, dont la reconnaissance internationale est forte. Caché (2005), Le Ruban blanc (2009) puis Amour (2012), avec le Losange comme producteur majoritaire, connaissent ainsi une diffusion mondiale – littéralement dans tous les territoires pour Amour ! L’autre cinéaste le plus porteur à l’étranger n’est autre que l’emblème de la société, Eric Rohmer. Représentant de la France aux Oscars en 1970 pour Ma Nuit chez Maud, Lion d’Or à la Mostra de Venise en 1986 pour Le Rayon vert ou encore Ours d’Argent à Berlin pour La Collectionneuse et Pauline à la plage, le réalisateur voit son oeuvre circuler dans le monde entier, comme l’explique Margaret Menegoz : « Ses films sont dépourvus des deux choses qui peuvent ne pas passer certaines frontières : la violence et le sexe ! » Michael Barker de Orion Pictures puis Sony Pictures Classics, qui distribue Rohmer sur le sol américain avec succès, se souvient d’une notoriété installée dès les années 1970-1980 : « Rohmer est devenu une sorte de marque, avec ses adeptes fidèles, une confrérie qui continue à grandir de nos jours, explique Michael Barker. À cette époque, il nous suffisait de 30 à 50.000 dollars seulement pour lancer un de ses films à New York. Et c’était le triomphe. Pour le reste du pays, nous utilisions d’autres arguments : bandes-annonces, publicités, bouche-à-oreille… Pauline à la plage a été distribué six mois durant à travers tout le pays. »

La présence des films lors des grands festivals internationaux a toujours été un enjeu de premier ordre aux Films du Losange : à Cannes (cinquante films en Compétition dont onze primés, quarante en sélections parallèles), Venise (quinze films dont dix primés) et Berlin (trente films dont dix primés). Les trois Palmes d’Or en témoignent (Dancer in the Dark, de Lars von Trier en 2000, Le Ruban blanc et Amour, de Michael Haneke en 2009 et 2012), de même que les deux Lions d’Or d’Eric Rohmer (Le Rayon vert, 1986) et de Roy Andersson (Un Pigeon perché sur une branche philosophait sur l’existence, 2014), ou l’Ours d’Or récent de Nicolas Philibert (Sur l’Adamant, 2023). Mais le Losange, ce sont aussi un Oscar du meilleur film étranger (Amour de Michael Haneke), six nominations aux Oscars, et neuf Césars. Plus largement, la société compte près de soixante prix internationaux. Ces prix ne représentent pas seulement un souci de bon élève ou une jolie vitrine, mais permettent au Losange de gagner en notoriété sur la scène internationale. En 1991, Margaret Menegoz est la première productrice à être membre du Jury du Festival de Cannes, sous la présidence de Roman Polanski et au côté notamment de Whoopi Goldberg, Alan Parker ou du compositeur Vangelis.

Être et avoir de Nicolas Philibert (1,7 million d’entrées en 2002, et un Trophée du Film Français de la Personnalité de l’année pour Régine Vial), Va, vis et deviens de Radu Mihaileanu (600 000 entrées en 2005), Le Fils de l’épicier (400 000 entrées en 2007) en plus des trois Palmes d’Or : les années 2000-2010 amènent au Losange une série de beaux succès, et de nouveaux compagnonnages, avec notamment Ronit & Shlomi Elkabetz, Joachim Lafosse, Mia Hansen-Love, Tony Gatlif, Christian Petzold ou encore Alain Guiraudie. Après le tournage du Temps du loup de Haneke, Anaïs Demoustier fait, elle, son stage de 3e dans la société !

Les transformations profondes que connaît l’industrie cinématographique incitent le Losange à pérenniser, enrichir, restaurer et numériser son catalogue, socle indispensable notamment pendant la période du COVID-19, où les oeuvres circulent en 2K et 4K sur tous les supports pendant la fermeture des salles. Le catalogue est structuré par auteurs et le Losange est souvent sollicité pour développer ce travail de mémoire sur les oeuvres d’artistes européens importants,avec comme supports la salle de cinéma, les cinémathèques et instituts du film, l’édition DVD / Blu-ray, la VOD, les plates-formes deSVOD, la télévision, les expositions et les livres, et ce dans le monde entier. Rohmer, Schroeder Rivette, Debord, Haneke, Schroeder, Philibert, Von Trier, Wenders, Eustache, Iosseliani, Gatlif, Hansen-Love, Guiraudie ont l’intégralité ou la quasi-totalité de leurs oeuvres au sein des collections du Losange. Si les films pris individuellement sont soumis aux aléas du marché, la somme, l’oeuvre d’un cinéaste peut être travaillée pour rayonner au-delà du temps…

Margaret Menegoz désirait céder le Losange à un producteur proche des auteurs et capable d’accompagner les films de leur conception à leur commercialisation. Lorsque Charles Gillibert crée CG Cinéma, il confie la distribution de Sils Maria d’Olivier Assayas aux Films du Losange et tisse un dialogue qui perdure pendant huit ans avec les équipes des Films du Losange, et notamment Régine Vial. Avec son associé Alexis Dantec, lui-même producteur, exploitant et président de SOFICA, ils discuteront plus d’un an avec Margaret Menegoz pour aboutir au rachat de la société en 2021. L’équipe déménage dans le quartier animé de la rue des Petites Ecuries, dans le 10e arrondissement.

Ces deux dernières années, Les Films du Losange orchestre le retour en salles d’auteurs tels que Jean Eustache, en restaurant l’intégralité de ses films, Jacques Rivette avec la magnifique restauration 4K de L’Amour fou, et accueilli de nouveaux venus tels que Alice Diop et Albert Serra, qui remportent le Prix Louis-Delluc ex-aequo pour Saint Omer et Pacification – un doublé sans précédent pour une société de distribution. Des films d’auteurs français et internationaux fidèles à la maison complètent la période, tels que Un Beau matin de Mia Hansen-Love ou l’Ours d’Or berlinois Sur l’Adamant de Nicolas Philibert. Au début de l’année 2023, il n’est pas rare de voir travailler dans les nouveaux bureaux de la société, le plus souvent parallèlement mais parfois au coude à coude, trois cinéastes qui éclairent à leur manière, différemment, ce petit planétarium : Alain Guiraudie, Leos Carax, Arnaud Desplechin, chacun préparant un projet personnel. Comme une étrange cordée créatrice œuvrant au sein de la constellation du Losange, cette galaxie d’auteurs, d’esprits et d’artistes.